CHARLY VEUTHEY
JOURNALISTE ET ÉDITEUR

Durant toute l’année 2020, La Tuile a construit des solutions pour maintenir l’ensemble de son dispositif en activité. L’esprit d’anticipation et l’engagement de chacun-e ont permis cette prouesse. Retour sur une année en tout point exceptionnelle avec quelques-uns des protagonistes.

En février 2020, la situation devient critique en Italie. L’onde de choc se propage dans toute l’Europe. Il est de plus en plus certain que la Suisse sera aussi touchée. La Tuile prend ses premières mesures et se fixe un objectif:  tout faire pour que l’Accueil d’urgence puisse rester ouvert.

«À la fin février, avant même avant les annonces du Conseil fédéral, lorsque nous avons décidé, par précaution, de supprimer les colloques dans lesquels se réunissent nos veilleuses et nos veilleurs, ces derniers n’ont pas vraiment compris pourquoi et j’avoue que je n’étais pas persuadée non plus», explique Sylvie Goumaz, la directrice adjointe de La Tuile. «Mais dès qu’il est devenu clair qu’on était entré dans une crise majeure, tout le monde a adhéré et l’engagement de chacun-e a été extraordinaire. L’entraide a été admirable.»

De très nombreux bénévoles se sont annoncés, souvent des professionnels inoccupés ou moins occupés en raison du confinement. Ils ont rapidement été formés afin qu’en cas de maladie des veilleurs, «on puisse toujours garantir la présence d’un membre de La Tuile accompagné de bénévoles», raconte Denis Pythoud, responsable de l’accueil d’urgence et membre de la direction.

L’entraide et l’anticipation, dès le début de la crise! Au fil de conversations avec les responsables de La Tuile, avec les collaboratrices et les collaborateurs, avec les usagères et les usagers, ce sont bien ces deux fils rouges qui émergent: si La Tuile n’a pas fermé ses portes en 2020, c’est grâce au sens de l’organisation de l’institution et à la fameuse union sacrée qui marque la vie de La Tuile depuis de nombreuses années.

Des usagers modèles

Patrick – nom d’emprunt – est un habitué de La Tuile. Il a passé une grande partie du printemps 2020 dans la maison. «Au début, je m’attendais à quelque chose de plus dramatique, mais La Tuile a vraiment assuré. La période a donc été bien plus agréable que je ne l’imaginais. On était franchement à l’aise dans la maison durant cette période. Je dois même dire que le calme inhabituel qui y régnait était très agréable pour moi. Bien sûr, sans COVID, c’est mieux, mais grâce à La Tuile, j’ai pu passer cette période de manière tout à fait acceptable.» À propos des règles spéciales adoptées: «L’accompagnement de La Tuile était top pendant la pandémie. De manière générale d’ailleurs, je pense que les équipes de La Tuile ont raison de fixer des règles strictes.»

Veilleur à La Tuile, Yves Maradan constate aussi que la diminution du nombre de personnes accueillie a modifié l’ambiance. «La vie était très différente, c’était une ambiance très familiale.» Denis Pythoud note également: «Les usagers ont complètement joué le jeu. Ils ont très bien compris que, si nous voulions rester ouverts, il fallait faire preuve d’une grande discipline.» Comme partout ailleurs dans le pays, c’est l’obligation du masque qui a été la plus dure à encaisser.

Si les personnes qui fréquentent la maison ont accepté les règles, c’est bien sûr également parce qu’elles ont senti qu’elles avaient en face d’elle des gens déterminés à faire tout ce qu’il fallait pour pouvoir garantir la qualité de l’accueil.

Détermination

«Chacun a montré une détermination sans faille, non seulement à l’accueil d’urgence, mais dans tous les secteurs d’activité de La Tuile», analyse Sylvie Goumaz. Ce n’était pourtant pas gagné d’avance. L’urgence de la pandémie s’est ajoutée à l’urgence des situations des personnes concernées. Il a fallu une organisation titanesque pour pouvoir à la fois gérer le quotidien et sans cesse adapter les mesures pour continuer à répondre aux besoins à chaque modification des règles de la Confédération et du canton, en fonction de chacun des nouveaux scénarios de la crise. «Nous avons toujours été proactifs et nous avons pris des mesures rapidement à chacune des étapes», commente Sylvie Goumaz. Denis Pythoud va le même sens: «Dans un tel contexte d’incertitude, c’était très rassurant de savoir que nous étions prêts à faire face à toutes les formes de dégradations de la situation.»

Les responsables de La Tuile, le personnel administratif et technique, les veilleuses et les veilleurs n’ont pas été épargnés par la maladie. Beaucoup ont été testés positifs, placés en quarantaine et certaines ont souffert des symptômes du COVID. Pourtant, malgré une situation très anxiogène, dans une institution qui voit passer beaucoup de monde et qui vit «en communauté», personne n’a cherché à se «défiler». Denis Pythoud se souvient d’une semaine ou cinq veilleurs manquaient à l’appel: «L’un des enjeux consistait à garder un rythme soutenable. Nous devions prendre garde à ne pas épuiser les personnes qui n’étaient pas en quarantaine».

«Tout le monde a fait preuve d’un grand courage», résume Sylvie Goumaz qui ne cache pas qu’elle s’est demandé quelques fois si elle et les autres allaient «tenir le coup» à ce rythme et sous cette pression. «Au printemps 2020, les choses étaient vraiment floues, c’était dur. Mais au fil de mois, et des éléments mis en place dans l’organisation, plus de certitudes se sont dégagées, pour le bien de chacun. En automne, lors de la deuxième vague, les mesures étaient en place. Nous savions que ça fonctionnait.»

Il n’en reste pas moins que la situation reste fondamentalement problématique: «La base de notre travail, c’est le lien, le contact: toutes les mesures que nous avons prises limitent ces contacts. La vie de la maison en est profondément affectée. Les liens avec les personnes sont vraiment troublés», explique-t-elle. Elle remarque aussi que la baisse des activités des services spécialisés a eu des conséquences sur les usagers, dont les dossiers sont parfois restés bloqués. Le manque de contacts a aussi affecté les veilleurs lorsque les colloques n’ont pas pu avoir lieu: «Avec les mesures de distanciation, ils et elles se retrouvaient dans une situation ne permettant plus l’échange, entre eux, ni avec les membres des bureaux de l’équipe de la Tuile».

Yves Maradan, l’un des veilleurs, résume bien la situation vécue: «Il y a une année, je ne comprenais pas bien ce qui nous arrivait et je pensais que ce serait court. Et puis, j’ai intégré le fait que ce serait long. Petite à petit, la situation d’exception est devenue une nouvelle normalité. J’ai très vite été sécurisé parce que la prise en main par la direction a été excellente, même si les protocoles étaient très contraignants. J’ai toujours eu le sentiment de travailler dans les meilleures conditions possible, en fonction de la situation exceptionnelle que nous vivions. Il y avait vraiment une union sacrée et ça a été notre grande force.»

Mesures et scénarios du pire

Il est difficile de détailler toutes les mesures prises et leur timing, tant les plans se sont succédé rapidement. Au début du mois de mars, La Tuile a réduit le nombre de places à disposition au centre d’accueil. Les chambres à 4 lits n’étaient plus qu’occupées que par deux personnes, celle à deux lits par une seule. On a mis en place un système ou les personnes entraient l’une après l’autre, avec désinfection obligatoire des mains et prise de température. Alors que les repas étaient pris en commun, on a organisé des groupes et instauré le service à table plutôt qu’au buffet. Les deux veilleurs de nuit qui dormaient dans une seule chambre ont été séparés. Dès que les masques ont été rendus obligatoire, chacun a été tenu d’en porter un. Les contrôles sont rigoureux. Tout a donc été mis en œuvre pour éviter les transmissions au sein de l’institution et, dans tout ce travail, La Tuile a toujours pu compter sur l’aide d’Isabelle Scherer, une infirmière indépendante qui travaille bénévolement pour La Tuile.

Pour faire face à la mise en quarantaine potentielle, l’étage réservé aux femmes a été réorganisé en unité sanitaire avec les conseils de François Magnin, de la Haute Ecole de Santé Fribourg. Cet espace est resté ouvert durant les mois de mars, avril et mai avec une personne spécifique dévolue à l’espace en cas de mise en quarantaine d’un usager ou d’une usagère.

Lorsque l’unité sanitaire a été à nouveau attribuée aux usagers, une nouvelle offre a été développée pour les potentiels isolements. Dès la première phase de la pandémie, La Tuile avait loué des chambres dans un ancien hôtel de la ville de Fribourg. Après avoir servi à décharger la maison de la rte de Marly, elles sont aujourd’hui intégrées au nouveau dispositif sanitaire. La Tuile dispose de huit chambres avec un suivi organisé: repas, visite de l’infirmière… Le financement de ces éléments complémentaires a été rendu possible par la collaboration avec les services de l’Etat et de la Ville de Fribourg.

Stratégiquement, pendant la première phase du confinement, «La Tuile a toujours cherché à trouver des solutions d’hébergement durables pour le plus de personnes possibles afin de conserver les capacités d’accueil d’urgence de la maison», explique Denis Pythoud. «Nous avons cherché de nouveaux logements, dans des studios ou à l’hôtel. Nous avons aussi fait tout ce qui était en notre pouvoir pour faire entrer les gens qui le pouvaient dans des logements accompagnés. On s’est vraiment rendu compte de la qualité de notre concept «Urgence, transitoire, stable» (UTS)», remarque Sylvie Goumaz.

Le moment était pour le moins paradoxal pour les personnes sans domicile, puisque la population était appelée à rester chez elle, mais que ces personnes n’ont justement pas de chez soi. L’importance des logements accompagnée dans le dispositif de La Tuile a été plus que démontrée.

Les scénarios du pire ont toujours été formalisés par la direction. Un plan était prévu en cas de confinement total de la maison, en collaboration avec Banc Public. Aujourd’hui encore, «si nous devions avoir plus de 5 personnes en quarantaines à la rte de Marly, la maison deviendrait le lieu de quarantaine et on déplacerait l’accueil vers des abris PC en collaboration avec la ville et la PC».

«Nous avons une dizaine de caisses remplies de tout le matériel nécessaire qui sont prêtes si nous devons mettre en œuvre ce scénario», explique Denis Maradan, le responsable de l’intendance, qui a succédé à Imelda Egger au cours d’une année bien remplie. «Nous désinfectons l’accueil d’urgence tous les jours, sur toutes les surfaces de contacts, dans les sanitaires…» Toute l’équipe chargée de l’intendance, du ménage et de la cuisine était au four et au moulin. Dans les premières semaines de la crise, il a fallu réunir le matériel sanitaire adéquat. «En période de pénurie, il n’a pas été facile de trouver les désinfectants nécessaires pour les personnes et pour les surfaces. Nous avons aussi dû nous battre pour trouver des combinaisons entières, des gants en plastiques et des masques, bien sûr. Le jour où nous avons eu 4000 masques à notre disposition, c’était un vrai soulagement.» Nous avons également dû modifier ses stratégies d’achat pour la subsistance, en remplaçant par exemple les pots de confiture ou les plaques de beurre par des doses uniques afin d’éviter les contacts. «C’est simple, pendant cette crise, il fallait que nous soyons toujours présents pour adapter l’intendance aux besoins qui évoluaient sans cesse». Denis Maradan s’est aussi chargé de la sécurisation de la zone de quarantaine de la maison et de la visite des abris PC de la ville pour anticiper une éventuelle mise en quarantaine totale de la maison. Il s’est aussi occupé de l’approvisionnement de Caddies pour tous distribués au Tunnel, en faisant toutes les courses nécessaires et en préparant les sacs.

Actions tous azimuts

D’autres mesures ont été prises durant l’année pour atténuer les effets de la distanciation sociale, entre autres en organisant le traditionnel Noël au Tutu pour éviter que des personnes passent seules cette soirée. Trois cents hôtes ont été accueillis durant la semaine de Noël – en remplacement du Festival de Soupes. Joséphine – nom d’emprunt – y était. À 82 ans, elle habite dans un appartement au chemin du Kybourg. Elle a passé une année 2017 très pénible en se «laissant envahir par son appartement, explique-t-elle. La Tuile est intervenue pour l’assainissement du domicile, une des prestations qu’elle a mis en place il y a quelques années pour les personnes qui souffrent du syndrome de Diogène ou de problèmes similaires. Depuis, La Tuile apporte un soutien à domicile à Joséphine. «Je suis liée aux personnes qui viennent me rendre visite depuis lors. Récemment, je devais aller à l’hôpital, je pensais y aller en taxi, mais j’ai eu la surprise voir arriver Yves qui m’y a accompagné. Cinq jours par semaine, ils me livrent aussi les repas à domicile. C’est toujours excellent.» Originaire de France, elle a parfois hésité à y retourner, mais, explique-t-elle, «ici, je suis bien entourée», tout en remarquant: «Je mange seule, je dors seule, je suis seule.» Elle aime beaucoup les visites de Luc, d’Yves et de Noémie, même si parfois elle a l’impression que l’on contrôle un peu trop son appartement. «Je ne me laisse plus aller désormais», affirme-t-elle résolument.

Yves Maradan explique que la livraison de repas chez Joséphine est aussi liée à la pandémie. «Nous avons décidé, il y a une année, pour Joséphine comme pour d’autres personnes chez qui nous assurons un suivi à domicile, de livrer les repas pour atténuer la distance physique et sociale subitement imposée. Ça a été super important le printemps passé, lorsque, pour des raisons sanitaires nous ne pouvions plus aller rendre visite à ces personnes.» Lorsqu’on demande à Yves Maradan, comment les gens installés dans les logements accompagnés ont vécu l’absence de visite, il note un paradoxe: «Ça a manqué à certains, mais, au début, d’autres se sont dit: super, ils nous foutent la paix.»

Les caddies de La Tuile

La pandémie a bien sûr aussi causé des difficultés chez des personnes qui s’en sortaient jusque-là et qui se sont soudain retrouvées démunies. Paul Attallah, éducateur et assistant social à la retraite, s’est complètement impliqué dans les distributions alimentaires qui se sont déroulées deux fois par semaine au Tunnel de juin à septembre. «Nous voulions fournir un soutien aux personnes qui avaient vraiment besoin d’une aide alimentaire en raison de la pandémie et qui ne disposaient d’aucune autre forme d’aide. Des personnes au chômage technique, des femmes de ménages, des familles… se sont retrouvées dans le besoin sans être encore intégrées au système d’aide social.» Entre 10 et 25 personnes ou familles ont bénéficié, à chaque fois, de ces distributions. Paul Attallah ne s’est pas contenté de distribuer les sacs contenant des produits de base. Il s’est entretenu avec chacun des bénéficiaires afin de les aider à trouver des solutions. «Au-delà de l’aide, la discussion entre l’assistant social et la personne qui venait était vraiment importante. Parfois nous pouvions prendre rendez-vous pour les aider en dehors des heures de distribution. C’est vraiment dans l’esprit de La Tuile, d’offrir cet espace de discussion de façon informelle, sans rendez-vous et sans enjeu.»

Charly Veuthey